Avais, ai, aurai peur
"Déchire ces ombres enfin comme chiffons,
vêtu de loques, faux mendiant, coureur de linceuls :
singer la mort à distance est vergogne,
avoir peur quand il y aura lieu suffit. A présent,
habille-toi d'une fourrure de soleil et sors
comme un chasseur contre le vent, franchis
comme une eau fraîche et rapide ta vie.
Si tu avais moins peur,
tu ne ferais plus d'ombre sur tes pas."
P. Jacottet, A la lumière d'hiver
"Si tu avais moins peur, tu ne ferais plus
d'ombre sur tes pas."
Si j'avais moins peur je ne serais pas qu'un être en puissance. Si j'avais
moins peur je ne serais pas seulement un "je peux" ni un "je
serais". S'il n'y avait pas cette petite limande grignotante au creux de
mes entrailles, farfouillant mes ovaires et détachant ma moelle incessamment,
je vous construirai un monument inutile, juste pour me prouver à vous. Je suis
peureuse. Je ne suis qu'un "serais". Une inconditionnelle du
conditionnel. Je participe des temps rares de la conjugaison. Peur. Mais
moteur. Ne pas rester trop longtemps au même endroit de mon esprit. Ne rien
re-vivre. Ne rien prouver de ce que je ne suis plus. Le temps proscrit de la
témérité. Protégée par la peur. Un linceul, ou une voile qui pousse vers le
large. Courage, conjuguons : je suis, je serai. Je n'ai pas été autre chose que
ma peur. Mais si je peux le dire au passé, c'est que la voile a fait son
chemin. Courage, conjuguons : je suis une peur qui grandis. Je serai une peur
qui avance. Je grandis.